Tu nous as quittés en janvier, ce même mois où tu étais arrivée. Tu ne savais pas comment partir. Tu avais beau te laisser aller et accumuler la fatigue, ça ne venait pas. Puis, tu t'es levée, tu es allée fermer les rideaux une dernière fois, et c'est arrivé. Ils sont venus te chercher pour te soigner, mais, une fois installé dans la grande salle impersonnelle, tu as pris la première sortie, celle dont on ne revient pas. Te perdre, c’est comme survivre à un naufrage; on voit le navire couler et on nage à contre-courant jusqu'à la rive, désemparé et étonné d'être encore là.
Depuis ton départ, maman, l'ordre des choses a basculé. Tu le sentais venir toi aussi ces temps troubles venus de la frontière située à quelques kilomètres de la maison. Elle est maintenant beaucoup trop près des ténèbres.
Mon enfance est faite d'aller-retour aux États sans passeport, sans méfiance. On appelait ça traverser les lignes, celles-là mêmes qu'on voudrait aujourd'hui faire vaciller. Il y avait les dimanches à l'île La Motte dans le Vermont, les virées à Plattsburgh, les visites à l'oncle Léo. Et toi maman qui partait les soirs de semaine pour aller jouer au bingo. Tu préparais le souper et tu partais pour les États (on ne se préoccupait même pas de dire "Unis"). Dans une salle enfumée de Rouses Point, tu étalais devant toi des dizaines de cartes tout heureuse de crier à l'occasion bingo! Tu ne parlais même pas l'anglais. Ça te reposait du ménage, des enfants et des repas. Tu te ramassais un peu d'argent américain; c'est pour voyager un jour disais-tu.
Même tes parents sont partis pour les États au siècle dernier en quête d'une vie meilleure. Ils n'ont pas été les seuls à s’expatrier et à vouloir recréer de "petits Canada"; ils ont été des milliers. Mais tes parents sont revenus à bord d'un train avec leur maigre bagage; ce n’était pas mieux là-bas finalement.
Toi-même tu avais renoncé à y aller depuis un bon bout de temps. La dernière fois, c'était probablement avec papa quand vous alliez danser sur de la musique country les samedis soirs. Il lavait son auto et tu mettais ta plus belle robe. Il te trouvait belle, tu le trouvais beau.
Je n’irai plus aux États, maman. Il s'y dit et s'y fait des choses qui tentent de nous déposséder de notre humanité commune. L'horizon s'est effacé. Les jours sombres se rapprochent des lignes imaginaires tracées dans le sol qui ne suffiront plus à les arrêter; ils ont trouvé d'autres chemins pour nous atteindre.
Alors, il nous faudra résister avec nos corps même meurtris; les mettre sur la place publique devant les décideurs et les barbelés. Ensuite, on fera barrage avec nos liens, pas ceux qui nous entravent, mais ceux qu'on aura forgés avec nos voisin-nes, nos ennemi-es d'avant, nos familles élargies.
Et dans tous les gestes que je poserai, les paroles que je dirais, les larmes que je verserai, les joies que je partagerai, une partie de toi y sera pour m'aider à défendre ce qui reste à défendre.

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